Julien, ébéniste et chef d’entreprise : « La reconversion est une sorte de parcours initiatique dont on ressort grandi »

Julien Legras n’a jamais fait les choses comme tout le monde. Après un cursus sport-études foot, un bac L et une première carrière de commercial, à 32 ans il s’inscrit en CAP pour devenir ébéniste. Aujourd’hui, ce boulimique de projets aspire à développer son entreprise et n’écarte aucune option pour son avenir. Lucide sur les difficultés d’une reconversion, c’est sans fards et sans langue de bois qu’il nous a raconté son parcours.

Julien LegrasJulien Legras voit grand. En se reconvertissant, il s’est découvert un appétit d’entreprendre qui ne le laisse pas en paix. Pour créer sa société, il est retourné vers ses racines, dans le Val d’Oise, avec la volonté de construire quelque chose dans ce département qui l’a vu grandir. A 35 ans, ce jeune papa est aujourd’hui fier de pouvoir montrer à ses filles ce qu’il fabrique. Mais il vise déjà l’étape suivante, celle où il aménagera des bureaux et des jets privés, celle où sa petite entreprise deviendra grande… Rencontre avec un infatigable bosseur, ambitieux, déterminé et bouillonnant de projets.

« Je donnais beaucoup pour très peu recevoir en retour »

Qui aurait cru que le jeune garçon orienté en sport-études foot deviendrait un jour ébéniste ? Très tôt en effet, Julien montre des prédispositions pour le ballon rond. « Je suis passé directement du stade d’enfant à jeune sportif. Puis, alors que j’étais en 1ère L, j’ai eu l’opportunité d’intégrer un centre de formation dans un grand club » se souvient-il. Oui mais cet avenir là, Julien n’en a pas envie, il rêve d’autre chose et décline cette proposition, au grand dam de son père. « J’aimais jouer au ballon certes, mais de là à en faire mon métier, il y avait un fossé ! A ce moment-là, j’ai voulu tout arrêter, même le lycée. J’avais rencontré un ébéniste qui était prêt à me prendre en apprentissage, à un mois du bac français… Ma mère a finalement réussi à me convaincre d’aller jusqu’au bout ». Une fois le bac en poche, pas question pour autant de faire des études : le jeune homme veut travailler, tout de suite. Il rentre comme commercial chez un leader de la bureautique et commence à vendre des photocopieurs. « Ce n’était pas passionnant mais j’ai été grisé par les sommes que je gagnais, subitement. Moi qui n’avais pas eu d’adolescence, j’ai alors décidé de me rattraper, d’en profiter à fond ! ». Après six ans dans cette société, il est recruté par une banque où il passe quelques saisons avant de rejoindre une société d’information économique et financière. « Je gérais des comptes de plus en plus gros, certes, mais ça ne m’épanouissait pas, j’avais envie de plus d’humain dans ma vie professionnelle… Je donnais beaucoup pour très peu recevoir en retour et j’évoluais dans un monde de requins. Quelque chose clochait, je ne me reconnaissais pas dans ce que je vivais. A un moment, cela est devenu si difficile que j’ai dû faire un choix, cela devenait une question de survie » se souvient-il. La période est pourtant peu propice à une reconversion : l’épouse de Julien a été licenciée, ils viennent d’avoir un bébé et  d’acheter une maison dans le Val d’Oise.

« En formation, il n’y avait pas de compétition, les gens n’avaient rien à me vendre, on partageait, on échangeait »

C’est un clin d’œil du destin qui fait basculer les choses. A un dîner de mariage, Julien rencontre un ex-architecte devenu ébéniste. « Nous avons discuté de sa reconversion toute la soirée. En rentrant, dans la voiture, mon épouse m’a dit : vas-y, depuis le temps que tu me parles d’ébénisterie, lance-toi ! ». Il s’inscrit alors dans la classe d’adultes en reconversion de la célèbre école Boule pour préparer, à 32 ans, son CAP. « Ce fut une belle année qui m’a aidé à me reconstruire. J’ai rencontré des personnes saines, bienveillantes, généreuses : tout le contraire de celles que je côtoyais dans mon ancienne vie. Il n’y avait pas de compétition, les gens n’avaient rien à me vendre, on partageait, on échangeait » raconte-t-il. Julien réalise aussi très vite que, même s’il a beaucoup de plaisir à travailler le bois, il veut monter tout de suite sa propre société, sans passer par une période de salariat chez un artisan. En août 2013, une fois diplômé, il crée donc « Atelier du Hibou » et, l’année suivante, développe sa société tout en suivant deux jours par semaine une autre formation, en restauration de meubles anciens cette fois. « A ce moment-là, j’avais l’air d’un vrai cliché pour magazine : le reconverti devenu ébéniste qui travaille le bois dans son garage, avec son chien au pied de l’établi. J’allais mieux, j’étais ultramotivé, mais la nuit, ce n’est pas pour retourner dans mon atelier que je me réveillais. La nuit, je pensais à la façon dont j’allais développer mon entreprise : j’ai alors compris que l’artisanat, pour moi, avait été un alibi. C’est la fibre entrepreneuriale que j’avais en moi, elle ne demandait qu’à éclore ! ». Car Julien veut aller plus loin, il n’a pas envie de rester seul et se projette déjà dans la suite. « J’étais rassuré : il y avait un marché, des perspectives réelles, et sur le papier, mon parcours était vendeur… J’ai donc décidé de passer la vitesse supérieure en prenant un collaborateur, lui-même reconverti. Pour la petite histoire, son profil d’ex-cadre faisait peur et il peinait à décrocher un job dans son nouveau métier : les journaux ont beau dire que les reconvertis ont le vent en poupe chez les recruteurs, dans la vraie vie, c’est une autre histoire… Moi j’avais envie de construire quelque chose à plusieurs, avec une forte dimension humaine, et je l’ai accueilli dans mon aventure » ajoute Julien.JLB Photo atelier

« Ce que j’ai vécu m’a fait grandir, je me suis littéralement découvert et j’ai compris beaucoup de choses »

Nous sommes début 2015 et les choses se précipitent : un ébéniste senior et renommé vient toquer à la porte d’Atelier du Hibou. Il a envie de lever le pied progressivement et propose à Julien de lui vendre son entreprise tout en continuant à travailler à ses côtés pendant trois ans. « J’y ai vu à la fois une reconnaissance puisqu’il m’avait choisi, mais aussi la perspective d’une collaboration enrichissante » commente Julien. Le jeune chef d’entreprise part en chasse d’un financement, mais les banques se font tirer l’oreille et les démarches auprès des associations dédiées aux créateurs d’entreprises traînent en longueur. On lui annonce qu’il va bénéficier d’un Prêt Croissance, la CCIP vient l’interviewer, Le Monde également, mais finalement rien ne se débloque et fin septembre, il en est toujours au même point. Pendant que le vendeur s’impatiente, de son côté Julien se penche plus attentivement sur l’entreprise qu’il est en passe de racheter et réalise que la bonne affaire n’en est pas vraiment une. Il retire alors son offre, dépité. « C’est sûrement un mal pour un bien, mais c’est dur à avaler, surtout quand on s’y voyait déjà. Qu’à cela ne tienne, je ne me suis pas découragé et j’ai décidé, à la place, d’engager un chef d’atelier. Je vais pouvoir m’appuyer sur lui techniquement, et je sais qu’il peut faire monter mon autre collaborateur en compétences. Pendant ce temps, je pourrai me concentrer sur l’aspect commercial » explique Julien. Ses projets ? Dynamiser l’activité d’aménagement de bureaux et d’espaces professionnels et, à terme, aborder le marché de la restauration de jets privés. « Aujourd’hui je veux réellement faire décoller mon activité. Je refuse la fatalité qui veut qu’un reconverti ait des revenus forcément très modestes et doive repenser toute sa façon de vivre. J’ai une maison à rembourser et deux petites filles à élever, je ne veux pas renoncer à certaines choses. C’est pourquoi, avec mon épouse, nous avons fixé une échéance et si, à cette date, l’équation ne nous convient pas, j’envisagerai de changer à nouveau » indique Julien, qui n’exclut pas d’aller vers une franchise ou une autre activité de pur commerce, voire de revenir au métier qu’il pratiquait avant. « Si je redevenais commercial pour un tiers, j’aurais maintenant un recul extraordinaire. J’y mettrais moins d’émotion, moins d’affect, je suis mieux armé aujourd’hui ! Comme disait Sartre, « Il est impossible d’apprécier correctement  la lumière sans connaître les ténèbres ». Ma reconversion fut une sorte de parcours initiatique : ce que j’ai vécu m’a fait grandir, je me suis littéralement découvert et j’ai compris beaucoup de choses. J’ai pris une belle leçon de vie et je sais aujourd’hui exactement ce que je veux…et ce que je ne veux pas, comme par exemple passer à côté de l’enfance de mes filles » commente-t-il.

« Au-delà de l’image d’Epinal, pas de violons, posez-vous les bonnes questions »

Quels conseils donnerait-il à un aspirant à la reconversion ? « Je ne vais pas faire dans la langue de bois… Mon premier réflexe est de dire : foncez, cela peut être génial, et de toute façon mieux vaut tenter l’aventure que se laisser mourir ou vivre avec des regrets. Mais ne nous voilons pas la face, c’est un parcours qui est aussi très dur par moments, et très aléatoire. Tout dépend de la situation personnelle de chacun au moment de faire le grand saut… Quand on se reconvertit, on vit pas mal de choses de façon exacerbée. Par exemple, je me suis vraiment fait peur parfois au démarrage, quand j’ai monté ma boite : j’étais hors de toute zone de confort, seul aux commandes dans une activité nouvelle pour moi, et par moment j’avais un sentiment de solitude monstrueux qui me donnait le vertige de manière quasiment physique. Quand on a remis tous les compteurs à zéro, chaque situation est inédite et constitue une mise en danger. Alors, au-delà de l’image d’Epinal, pas de violons, posez-vous les bonnes questions : mon projet vaut-il la  peine que je n’en dorme pas la nuit, que je bosse 7/7 jours, que je n’arrive pas à me rémunérer comme je le voudrais ? Par moments, je me disais oui, à d’autres, non. Difficile aussi de ne pas savoir où on se situe,  si on est loin du but que l’on s’est fixé ou tout près, s’il reste encore dix coups de pioches à donner ou mille. Le rôle du conjoint est également primordial : mon épouse m’a soutenu, poussé, remotivé, et dans mes moments de découragement elle m’a empêché de flancher et de revenir en arrière. Pour revenir à la question, je pense que si vous avez un conjoint qui gagne bien sa vie et qui approuve votre projet, il ne faut pas hésiter à vous lancer. Se reconvertir, c’est apprendre sur soi, sur ses mécaniques personnelles, sur sa relation à autrui, en résumé c’est profondément constructeur » conclut Julien.

– Texte Corinne Martin-Rozès / Photos © Julien Legras, Atelier du Hibou –
– Texte et photos ne sont pas libres de droit –

 

Retrouvez Julien Legras sur son site internet Atelier du Hibou

 



Catégories :Reconversion

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10 réponses

  1. Franchement, Julien ce que vous avez fait c’est génial ! moi j’aimerai avoir la force d’en faire autant !

    • Bonjour Marie, ce n’est pas une question de force mais de conviction.
      La volonté de prendre sa vie en main est souvent plus forte que les difficultés à surmonter même si cela n’est pas tout les jours facile.
      Patrick Bruel le dit très bien : « il vaut mieux vivre avec des remords qu’avec des regrets »

  2. Bonjour Julien,
    Je pense également qu’une reconversion est un parcours initiatique… je suis en recherche depuis peu un stage de 10 semaines à L École Supérieure d Ébénisterie de Haute Provence, j’attends avec impatience le dossier d’inscription et j’espère pouvoir l’intégrer.

  3. Bonjour Julien, ma société a ouvert un PSE et je pense que pour moi, c’est le moment de prendre un nouveau départ, j’ai toujours rêver de travailler le bois… je voulais également faire l’école Boule mais mes parents m’ont incité à aller au moins jusqu’au BAC… Aujourd’hui, j’ai 51 ans, est il toujours possible de se lancer dans le métier d’ébéniste? 🙂

  4. Bonjour ! Je suis à mon tour en reconversion, je passe un cap menuiserie et j’ai un projet de création d’entreprise pour 2023. Je voulais juste témoigner de mon expérience. C’est loin d’être facile tous les jours ! Je suis mère de famille et j’ai dû revoir toute l’organisation familiale pour pouvoir aller en cours et en stage. Les cours, ça va, les profs sont patients, bienveillants et si on se trompe ils disent : « c’est normal, vous êtes là pour apprendre. » Mais en entreprise, cela peut être très dur. L’artisan est expérimenté et très bon dans son domaine. Il va vite, très vite, dans sa tête et dans ses gestes qu’il a pratiqué depuis des dizaines d’années, et il est très exigeant. Il me donne les consignes à toute vitesse et si je fais la moindre erreur il me tombe dessus et me fait me sentir bonne à rien. Alors que je vous assure que je suis assidue, et que je fais vraiment mon maximum. J’hésite entre claquer la porte ou encaisser et apprendre tout ce que je peux.
    Est-ce que certains ont vécu cela pendant leur parcours ?
    Vous pouvez me raconter ?

    • Merci pource témoignage et surtout tenez bon 💪🏻

    • bonjour cat’s eyes
      je souhaiterais me lancer aussi mais maman de 2 petits, je ne sais pas par ou commencer. peut tu en dire plus sur ton expérience?

      • Julien ne va pas forcément voir votre question, attention, vous n’êtes pas ici sur son blog 😉

      • Bonjour Ulyss,
        Il a fallu revoir toute l’organisation familiale… Baby sitter et mamies pour le mercredi, et les autres jours, cantine et périscolaire. ça représente un coût supplémentaire, et un temps d’adaptation, mais ça le fait !
        J’ai fait une demande de financement à mon opca et c’est passé. Donc les coûts de formation sont pris en charge. C’est cool !
        Après, on alterne semaines de cours et semaines de stage en entreprise. A l’école, on se retrouve avec des gamins, ça fait un peu bizarre au début, mais ce qui est bien c’est que les profs adaptent notre emploi du temps à nos besoins : plus d’atelier, moins de matières générales. Et après en entreprise, c’est assez physique, il y a de la manutention, le froid, le rythme à suivre… Mais avec un bon maître d’apprentissage, c’est très instructif.

        J’espère que mon témoignage t’aidera….

Rétroliens

  1. Julien, ébéniste et chef d’...

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